Laminée: suite et fin
Oeuvre de Sophie Sachs
27 octobre
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J’ai décidé de ne pas aller à la piscine aujourd’hui. Je peux bien sauter une séance de nage, que je me dis, car je me suis qualifiée hier pour la prochaine compétition. J’ai battu mon record personnel au 25 mètres crawl et au 200 mètres quatre nages. Toute l’équipe a bondi de joie en regardant l’écran chronomètre au mur. J’étais vraiment contente! Ma joie n’a pas duré longtemps. Guillaume et Marianne m’ont félicitée et serrée dans leurs bras, mais je n’arrivais pas à parler: aucun son ne sortait de ma bouche, toute ma gorge semblait complètement asséchée. «Ça va? Qu’est-ce qui se passe, Emma?» me questionnait Marianne. J’ai fait un signe de la main montrant que j’étais trop émue pour parler et j’ai quitté le bassin, me forçant à sourire malgré la sensation pâteuse et collante qui envahissait ma bouche, ma gorge et semblait maintenant descendre vers mes bronches.
Je préfère donc, ce matin, m’en tenir à ma séance au gym et ainsi éviter de croiser quelqu’un que je connais. J’ai peut-être besoin de me détendre?
Une nouvelle salle de yoga chaud ouvre ses portes aujourd’hui! Ça tombe bien! D’après ce que je lis à l’instant sur une nouvelle affiche installée à côté des vestiaires, cette pratique permet de «tonifier les muscles profonds tout en libérant le corps des toxines accumulées». En plein ce dont j’ai besoin. J’inscris mon prénom sur la liste de présences au comptoir d’accueil et on me prête un tapis fraichement désinfecté à la lavande.
Il fait chaud. Très chaud. La musique apaisante calme mon anxiété. Inspirer. Les muscles se délient rapidement et nous enchainons quelques postures debout, avant de terminer la séance au sol. Expirer. Inspirer.
S’enfoncer. Inspirer. S’engluer.
On nous invite à soulever le bassin pour la position du pont. Je réalise alors combien ma peau moite et fripée comme une vieille serviette de bain adhère au tapis. Aucun pont n’est possible: mon corps reste au tapis en position d’omelette trop cuite. Mon coeur s’emballe, je panique. Inspirer. Expirer.
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La professeure passe à côté de moi et, voyant l’angoisse sur mon visage, annonce doucement que «cette position n’est pas pour tout le monde. Acceptez les limites de votre corps et prenez quelques instants allongé•e•s sur votre tapis. Inspirez. Expirez.»
namaste
Lorsque je me réveille plus tard, la salle est vide et beaucoup moins chauffée. Ma peau a miraculeusement retrouvé une texture normale et j’arrive à me décoller du tapis, comme on décolle un pansement adhésif. Je me fais la promesse de ne plus jamais, jamais payer pour suer ma vie sur un matelas trop parfumé: ma peau réagit vraisemblablement à l’humidité et à la lavande.
La soif qui m’accable depuis quelques jours me semble plus irritante que jamais.
soif sèche sable
miroir
lumière peau lumière lisse
vestiaire au revoir maison
Je dois préparer mes bagages. Nous quittons bientôt vers l’Asie afin de participer à la Coupe du monde de natation. J’envoie quelques messages à mes parents.
Oui, oui, tout va bien.
Non, je ne peux pas vous parler.
Ma gorge.
Non, rien de grave.
Bisous bisous, on s’appelle à mon retour.
2 novembre
Je peine à voir les gens autour de moi tant la lumière des flashs m’éblouit. Les photographes et les journalistes nous encerclent à la sortie du bassin. Notre équipe s’est bien classée cette année, à Singapour. Le rêve! Je vais bientôt monter, à deux reprises, sur la plus haute marche du podium pour mes performances au 25m crawl et au 200m quatre nages. Wow! Je n’arrive pas à y croire, et… je n’arrive pas non plus à parler. Je veux crier ma joie et ma fierté, mais aucun son ne sort de ma gorge. Marianne, arrivée en 4e position aux mêmes épreuves, m’enlace et me félicite sincèrement, malgré sa propre déception. «Emmaaaa! Bravo ma belle! Tu les as pas volées, ces médailles. Tu t’es tellement entrainée!» Elle a raison. Toutes ces séances au gym m’ont permis de muscler mon dos et mes abdominaux, ce qui a grandement contribué à rendre mes mouvements dans l’eau plus puissants. Marianne me sert toujours dans ses bras: «Qu’est-ce qui se passe avec ta peau? C’est super gluant. As-tu une nouvelle crème?» m’interroge-t-elle avec un soupçon de dégout et d’inquiétude, alors que ses bras se détachent de mon corps sous un bruit étrange. Gluuurp.
Elle a raison et cette fois-ci, ce n’est ni la chaleur humide du studio de yoga et la lavande qui en sont la cause. Je me dirige rapidement sous un séchoir, au vestiaire. Ma peau redevient lisse en séchant. Comme c’est étrange. Je devrai aller voir ma dermatologue dès mon retour au Québec, que je me dis avant d’enfiler mon pantalon et ma veste à l’effigie de notre équipe et de nos commanditaires, pour ensuite retourner vers les journalistes et les photographes.
«Hi! Matthew Thur for The Guardian. Congratulations on your performance. Your instagram account is exploding. How do you feel about so much attention? Lancôme Canada wants to work with you and L’Oréal is also offering you a collaboration. Is it the chlorine that makes you so beautiful?»
Les gens autour de ce journaliste rigolent. Je ne comprends rien.
« Hello! Congratulations on your medals. This is Solena Wu for Vogue Singapore. What's your beauty and make-up routine? Where do your jewels come from?»
Je souris.
lumière lumière flash soif lumière
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12 novembre
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Emma est de retour chez elle depuis cinq jours, à la fois grisée par la joie d’avoir emporté deux médailles et angoissée par les étranges symptômes qui se sont développés au fil des dernières semaines. Cette soif qui ne peut s’étancher, sa peau à la fois si lumineuse et lisse au grand jour, puis si plissée et visqueuse lorsqu’humide. Elle évite la piscine depuis les compétitions et décide de reprendre les séances au gym, maintenant que les effets du décalage horaire se sont estompés.
Emma passe la porte bleue, traverse le tourniquet, dépose son sac au vestiaire et entreprend les séries d’exercices inscrits à sa routine Perfo Plus+.
Elle pousse. Elle lève. Elle tire.
Emma s’allonge sur le tapis pour une séance finale d’abdominaux, avant de passer aux étirements.
Emma est allongée sur le tapis.
Emma ne se relève pas. Elle ne se relève plus.
Un des associés du gym passe à côté du tapis et s’énerve de voir l’affiche au sol. «Au prix qu’on paie pour ces pubs-là, franchement, faudrait pas qu’on marche dessus. Jay! Viens m’aider à placer la nouvelle affiche. C’est une nageuse! On pourrait la mettre à la mezzanine, à côté des machines pour le dos, qu’esse t’en penses?»
22 novembre
Les journées sont longues et les nuits, encore plus. Je croise parfois le regard des membres qui s’entrainent à la mezzanine. Laissez-moi descendre! Je ne suis plus qu’une affiche et rien n’arrive à perturber leur routine.
Bip! La porte bleue s’ouvre et une femme entre avec son sac de sport. C’est Marianne. Marianne! Je l’entends s’informer à l’employée au comptoir: «Je m’entraine à la piscine à côté et les coachs m’ont conseillée de venir ici pour muscler mon dos, développer mes épaules et essayer le yoga pour me détendre. Je dors pas beaucoup ces temps-ci. »
Elle raconte qu’elle traverse un deuil, que sa meilleure amie a disparu, qu’elle aurait dû.. avoir su… Marianne!
Je suis ici. Sors-moi d’ici. Sors-nous d’ici! Non.
Marianne sort sa carte de crédit et remplit les formulaires d’adhésion.